Jean Claude Lattès éditeur (1986)
Octavo éditeur (2003)
Je me penche sur l’abîme du temps. Je m’efforce de voir, à neuf siècles de distance, un homme. Il ne peut que me ressembler, avec un cœur, des passions, des peurs. Cet homme, c’est Guillaume le Conquérant, dit encore Guillaume le Bâtard, que les Anglais appellent William the Conqueror. Je souhaite entrer en communication avec lui pour savoir d’où je viens. Je veux, le temps d’écrire un livre, échapper à cette fin du XXe siècle, aller voir là-bas, en Normandie, l’an 1064, et découvrir comment ont vécu ces hommes dont je descends. Dans la trajectoire de la création, la racine de ma vie est passée par leurs reins. Avant que ne se déplie l’éventail des générations, j’ai, nécessairement et de quelque manière, déjà vécu en eux. Je veux leur demander qui ils sont, comment ils ont vu le monde. J’attends qu’ils m’apprennent un secret. Le secret de la chaîne. De ceux qui ne meurent pas sans avoir passé le relais, balisé la route, laissé des signes.
Je choisis Guillaume à cause de sa taille. Il est grand et va grandir tout au long de sa vie, laisser une ombre formidable qui porte jusqu’à nous et nous permet de l’atteindre encore. Il a construit les fondations de la puissance anglaise. Lui le petit bâtard normand, fils de Robert le Magnifique, duc de Normandie, et d’Arlette, la fille d’un tanneur de Falaise, est devenu un César.
1028, l’année de sa naissance, me paraissait néanmoins inaccessible. Pendant des mois, j’ai lu tous les livres et les documents. Mais je ne voulais pas écrire au XXe siècle un livre à propos du XIe siècle. Je ne voulais pas écrire un autre livre d’histoire. Il en existe déjà, et d’excellents. Non, je voulais les rejoindre. Je voulais monter à cheval avec Guillaume, le suivre pendant sa campagne de Bretagne lorsqu’il passe sur ces terres où moi-même j’ai vécu enfant. Car il avait vu le Mont-Saint-Michel posé sur ses grèves argentées comme je l’ai vu. Il avait mangé de la salade de doucette et de crevettes grises comme j’en mange. Il avait eu ces goûts dans la bouche. Alors j’ai marché dans les chemins creux de mon pays, guettant le bruit de son pas et, une nuit, j’ai fini par l’entendre manigancer des ruses. J’ai pénétré dans sa tête, suivi les labyrinthes de sa réflexion et la formulation péremptoire de sa volonté, effleuré les incertitudes de son esprit brutal. Je ne le quittais plus.
Enfin j’ai commencé d’écrire le roman Le Conquérant et je dis bien roman, puisque je faisais proliférer sa vie autour de maigres faits que l’Histoire nous rapporte et que les historiens tiennent pour authentiques.
L’entreprise aurait été vaine si, de Guillaume, je n’avais possédé un témoignage de première main, que je connaissais depuis mon enfance. Je me souvenais en effet d’une expédition — c’était après la guerre — en traction avant noire, avec ma famille, jusqu’à Bayeux, pour voir la fameuse tapisserie (qui est en fait une broderie). Mais de l’œuvre si célèbre je ne conservais en mémoire qu’une bande de laine trop familière, dont les dessins naïfs racontaient l’histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands.
Je suis donc retourné à Bayeux pour scruter le document, distinguer la totalité du message qu’il contenait. Dans la salle obscure où il est désormais présenté dans les meilleures conditions d’éclairage, j’ai stationné jusqu’à la crampe devant les batailles, les navigations, les chevauchées, les conciliabules anglo-normands. La tapisserie résistait, elle ne livrait que des bribes. Je m’énervais de cette manière qu’elle avait de réduire l’histoire à plat, en deux dimensions une fois pour toutes. Avec une loupe, je l’ai regardée jusqu’à ce que du visage de Guillaume je ne voie plus que les brins de laine et la structure du fil, et sa couleur rousse empruntée au végétal. Cette laine que j’avais devant les yeux possédait, c’était certain, une qualité particulière. Elle avait neuf cents ans. Guillaume l’avait probablement touchée de sa main. Pour moi il n’en était pas question, j’en étais séparé par une vitre blindée.
Au retour d’une de ces visites, en novembre 1985, j’ai commencé de haïr cette bande dessinée médiévale qui, inlassablement, ne racontait qu’une seule histoire : celle du bon droit de Guillaume à se saisir de la couronne d’Angleterre. J’en suis même arrivé à la conclusion que, si l’oeuvre avait été turque, je l’aurais mieux comprise, m’aidant alors de la séduction exotique, de la distance qui nous aurait séparés. J’aurais eu du recul. Ici je n’en avais pas. Le Normand que j’étais se découvrait tissé de la même laine. La tapisserie m’était congénitale comme tout le paysage de mon enfance : îles de granit, voyages en mer, clos de pommiers, gigots de pré-salé. J’allais donc abandonner l’entreprise, feuilletant rageusement et songeusement des reproductions, lorsque dans la bande supérieure de la broderie je rencontrai un lion portant des ailes d’aigle. Et là, soudain, je sus que je tenais le fil de l’inconscient, du rêve, du mystère, de tout ce qui se cache derrière les choses, les regards ou les paroles. La profondeur du monde.
Alors je décidai de reprendre mon récit et de ne retenir de la vie de Guillaume que ce que la tapisserie racontait. Pendant ces trois années qui précèdent le débarquement à Pevensey, et la bataille d’Hastings. J’allais donner la parole à ces personnages de laine, me plier au découpage de l’artiste qui avait dessiné les cartons, réinventer la nécessité des enchaînements qu’il avait conçus. Grâce à cette discipline, je pouvais espérer retrouver cette fois le parcours des circonvolutions cérébrales de l’an mille.
Ainsi ai-je joué le jeu, une année durant. Ce livre en est le résultat. Il doit tout à la tapisserie de Bayeux, et il ne lui doit plus rien. On peut le lire sans soupçonner l’origine de sa conception. Mais on peut aussi entreprendre une seconde lecture avec l’œuvre en regard, un chapitre pour chaque image, pour surprendre de quelle manière j’ai brodé, comment j’ai privilégié tel ou tel personnage. Comment j’ai découvert des philosophes, des érotomanes, des obsédés du pouvoir, des brutes, des jumeaux idéaux, un fou tout à fait sage, comme le veut la tradition, de bonnes gens qui observent les empoignades des puissants, des pécheurs, des cuisiniers bavards...
En ce qui concerne la forme, je ne voulais pas écrire un récit médiéval, car je n’aime pas l’idée que nous nous faisons aujourd’hui du Moyen Âge. J’enrage d’entendre dire, pour justifier notre époque : “ Alors vous voulez en revenir au Moyen Âge ? ” Je crois que ce temps n’était ni plus ni moins civilisé que le nôtre, ni plus ni moins moderne, ni plus “ moyen ”. C’était un âge où les hommes vivaient et exprimaient des sentiments identiques aux nôtres. Ils n’étaient pas plus médiévaux que nous sommes épatants. Ils avaient, me semble-t-il, une perception du ciel, de l’ombre, de la mort et de tout ce qui vit, supérieure à la nôtre, parce qu’ils étaient plus proches de la terre, les pieds dans la boue, les mains dans le sang, la tête dans le mystère. Ah ! oui, la tête dans le mystère !
(...)
Des appréciations sur Guillaume le Conquérant
Je suis très exigeant en matière de reconstitutions romanesques touchant à la période médiévale…Voilà une des meilleures créations littéraires inspirées par cette époque…
Georges Duby
L’histoire du Conquérant s’anime comme une chanson de geste.
Amin Maalouf
J’aime beaucoup l’absolue liberté, l’alacrité, les surprises de ce texte frais comme le cresson, réjouissant comme une enluminure… d’une originalité totale qui me fait aimer cette Normandie où moi, vieux chinois, n’ai jamais mis les pieds.
Nicolas Bouvier
Il est des romans qui offrent à l’Histoire plus de réalités et de vérités que les meilleurs ouvrages de spécialistes… Un style éblouissant… Le Conquérant est sorti de la Tapisserie qu’on se le dise.
Daniel Yonnet (Ouest France)
Un récit magnifique…les monologues de Guillaume et d’Harold atteignent à certains moments le sublime.
Jean Raspail (Le Figaro Magazine)
Prestidigitateur-romancier, c’est à ces personnages de laine qu’il donne la parole.
Marianne Payot (Grands Reportages)
Un exploit littéraire. Chaque Normand, chaque Anglais devrait posséder ce livre dans sa bibliothèque.
Marie Ernouf (Normandie Magazine)
Ce livre est bourré de talent.
Robert Bresson
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